Le discours d’Angela Merkel adressé fin mai 2019 aux étudiants de Harvard, maintes fois repartagé sur les réseaux sociaux, est tout simplement une doctrine du passé. Avec sa tonalité de « retour vers le futur », ce « testament politique » est d’un anachronisme confondant. Pourquoi? Parce que la chancelière allemande n’a pas opéré de mise à jour de son logiciel, qui date de 1989. Ce même refrain qu’elle a déjà entonné à Davos en janvier dernier: postulats obsolètes, mais présentés comme d’immuables vérités, bien qu’ils soient chaque jour invalidés par les nouvelles réalités. Un logiciel dont il est clair que la chancelière ne se départira plus.
Quelle est la principale menace qu’elle cite aux jeunes diplômés de Harvard? « Le protectionnisme et les conflits commerciaux », qui « menacent la liberté du commerce mondial et par conséquent les fondements de notre prospérité ». La prospérité de qui, exactement? Tout est là.
Mais voilà énoncé en une phrase l’enchaînement des présupposés des vieilles centres droites, qui résistent toujours, doctrinaires, à une confrontation avec le terrain:
– La chancelière – tout comme Macron, en France – confond les causes et les conséquences. Ce n’est pas peu. Le protectionnisme est venu comme CONSÉQUENCE des politiques de globalisation débridées des derniers 30 ans, car ces politiques ont négativement impacté les conditions de vie des salariés moyens, et appellent des correctifs majeurs, à commencer par la protection des travailleurs(es) indigènes face à la libre circulation, aux délocalisations et au nivellement par le bas des salaires. Angela Merkel n’a-t-elle rien vu, ni retenu, des crises des gilets jaunes, du Brexit, de l’élection de Trump?
– La « liberté de commerce » est, bizarrement, l’unique liberté qu’elle cite aux étudiants. Comme s’il n’y en avait pas d’autres. Comme la liberté des citoyens de gagner leur vie décemment, d’avoir une sécurité de l’emploi, d’avoir une société plus égalitaire en termes de répartition des richesses produites, d’être prioritaires dans les politiques sociales de leur pays. Comme s’il n’y avait pas la liberté d’objecter à la globalisation à outrance, que la dirigeante allemande prêche comme un bénéfice incontestable (pour qui?), mais qui, très mal réparti, est responsable d’une dislocation des sociétés développées et d’une explosion historique des inégalités.
– Elle dit « nous devons, plus que jamais, penser et agir de manière multilatérale et non unilatérale, de façon globale et non nationale, être ouverts au monde plutôt qu’enfermés dans un superbe isolement. En deux mots: ensemble plutôt que seuls ». Cette injonction messianique est aussi contestable que le reste car elle n’a pas valeur de vérité absolue. Qui a dit que l’ouverture était positive en tous temps, dans tous les cas, quoi qu’il arrive, quels que soient les besoins et urgences des citoyens de son pays? John Maynard Keynes, Adam Smith, Ludwig von Mises, Friedrich Hayek n’ont jamais écrit cela!
Elle aurait dû dire plutôt: « Après les conséquences évidentes de nos politiques, le libéralisme doit absolument se remettre en cause et apporter très vite des correctifs et solutions aux problèmes qu’il a créés. Vous êtes sa chance. Soyez, chers diplômé(e)s, la génération de la remise en question et des réponses nouvelles! » Eh oui, elle avait devant elle ceux qui peuvent réparer les choses.
– C’eût été un minimum, que d’insister sur les conséquences. Mais non, loin de là. Elle dit encore: « Rappelez-vous que l’ouverture implique toujours du risque », citation où l’ouverture (des barrières douanières) est présentée comme un héroïsme, une vertu, un courage. D’où vient qu’une politique économique, qui n’est rien qu’une politique parmi d’autres, soit donnée comme la seule et unique voie possible, sans examen de ses effets indésirables? Et ce, même après les excès à l’origine de la précarisation des classes moyennes et populaires et de leurs votes contestataires, dont la chancelière a elle-même fait les frais?
– Pointant les populistes, elle dénonce « l’ignorance et l’étroitesse d’esprit » et « l’obscurantisme de notre époque », présentés comme des fléaux tombés du ciel tels des météorites, alors qu’ils sont les CONSÉQUENCES de ses propres dogmes et politiques, appliqués sans remise en cause, plusieurs décennies de suite, et entraînant paupérisation, colère et régression.
Bref, de façon assez incroyable, à aucun moment, cette chancelière du monde libre et libéral, à l’intelligence incontestable, n’a le moindre mot d’autocritique vis-à-vis des politiques de la mondialisation, la moindre prise de responsabilités face aux réalités actuelles et pressantes, ne conçoit qu’elles aient pu générer le moindre effet négatif sur les périphéries et les salariés précarisés des villes d’Allemagne, d’Angleterre, de France et d’Amérique. Et n’envisage les ajustements nécessaires à ces politiques, vitaux pour la survie même du libéralisme.
Son testament politique, livré aux étudiants d’Harvard, s’en trouve être une mosaïque de clichés post-mur de Berlin, une démonstration de déni incurable, des œillères idéologiques en héritage dont se seraient bien passés les diplômés. Parmi eux, il s’en trouve sûrement qui sauveront peut-être le libéralisme, en sachant challenger sa doctrine comme il se doit, sans peur et sans regret.
Myret Zaki, 7 juin 2019