Les politiques monétaires extrêmes ont toujours des conséquences. Cette fois, ce n’est pas le verrou des marchés qui va sauter en premier, car les banques centrales continueront d’inonder les marchés de liquidités. Analysons comment l’élastique, déjà bien trop tendu, pourrait lâcher cette-fois ci.
Après une hausse phénoménale du marché des actions, et une explosion du marché obligataire d’entreprises solvables et moins solvables, les valeurs boursières se retrouvent très richement valorisées, tout comme les obligations même les plus risquées. L’immobilier américain voit ses prix atteindre les sommets d’avant-krach de 2007. Dès lors, face à ces marchés hypertrophiés, on peut légitimement s’interroger sur ce qui pourrait être le déclencheur de la prochaine crise. L’aiguille qui pourrait faire exploser le ballon d’air monétaire. La goutte qui pourrait faire déborder l’océan de liquidités.
Analysons déjà d’où la crise ne viendra pas, et nous en déduirons ensuite la réponse.
- La crise ne viendra pas d’une hausse des taux d’intérêt des banques centrales: comme l’ont clairement indiqué la Réserve fédérale américaine ainsi que la Banque centrale européenne, les taux d’intérêt directeurs ne remonteront pas dans un avenir prévisible. Aux USA comme en Europe, le loyer de l’argent est négatif en termes réels: l’emprunteur est rémunéré pour emprunter, et le créancier paie pour prêter. Le système financier sur-incite à l’endettement, plus que jamais dans l’histoire. La leçon du dernier krach de 2008 semble avoir été (un peu trop bien) retenue: la dernière fois que les taux d’intérêt ont été normalisés à la suite d’une période hyper-accomodante, cela avait provoqué le plus grand krach de l’histoire. C’était entre juin 2004 et juin 2006. Alan Greenspan avait remonté les taux de la Fed 17 fois, jusqu’à 5,25%, et la dette immobilière et financière s’était alors écroulée dans un gigantesque cataclysme, 8 mois plus tard. Cette fois-ci, nous sommes en présence d’une bulle d’actifs (dette d’entreprises cotée et non cotée, hypothèques, actions, dérivés, credit overnight, levier) au moins aussi grande que la précédente même si la nature des actifs diffère quelque peu, mais cette fois-ci les taux resteront extrêmement bas encore longtemps et continueront d’alimenter la bulle ad aeternam.
- Hypothèse découlant de la précédente, la crise ne sera pas causée par un krach boursier, obligataire ou immobilier, puisqu’il n’arriverait qu’en cas de hausse des taux d’intérêt, seule condition pour renchérir et stopper l’expansion du crédit et du levier, avant de mener à la faillite de pans du système.
- On ne verra pas non plus d’hyperinflation des prix à la consommation, puisque l’inflation a déserté les prix des biens et des services, qui connaissent plutôt une désinflation séculaire, en raison des faibles coûts de production, des effets de l’e-commerce, de l’automatisation et du nivellement global des salaires vers le bas.
Que reste-t-il comme secteurs pouvant accuser le coup des politiques monétaires extrêmes que nous voyons ?
- La prochaine crise peut être en partie causée par une récession ou par une décroissance. Inévitable en principe, elle sera due au fait que la masse des salariés ne voit plus augmenter ses revenus (même en Suisse) depuis des années et que les salariés cessent déjà de consommer. Les hausses des assurances maladie, les conditions restrictives d’accès à la propriété, la réduction des aides sociales, les baisses de prestations des caisses de pension, les effets attendus de nouveaux coûts liés aux régulations sur le climat, mais avant tout la stagnation des salaires moyens depuis quelques années, aboutissent à une perte du pouvoir d’achat et à l’augmentation de la pauvreté dans divers pays de l’OCDE, notamment la France. Ceci se traduit déjà par des révisions à la baisse du PIB des pays développés. «L’économie mondiale connaît un ralentissement synchronisé : la croissance a de nouveau été révisée à la baisse pour 2019, à 3 %, soit son rythme le plus lent depuis la crise financière mondiale», indique un rapport d’octobre du FMI.
- La prochaine crise peut aussi avoir un lien avec la chute de profitabilité du secteur bancaire et les restructurations prévisibles dans ce secteur. Ce dernier sera en effet touché par le déclin inévitable des rendements boursiers. Une grande part de la santé des banques tenait aux rendements élevés des marchés ces dernières années, qui ont masqué nombre de problèmes structurels. Or les marchés baisseront, même s’ils ne subissent pas de krach et qu’ils sont portés à bout de bras par les banques centrales. Les rendements baisseront du fait que tous les acheteurs sont déjà dans le marché, dont la valorisation est saturée. Les emprunteurs, même de faible qualité, encombrent aussi déjà le marché obligataire. Par ailleurs, une part très importante de la hausse des marchés était due, ces dernières années, aux rachats par les entreprises de leurs propres actions, et cette tendance aussi va ralentir en 2020, selon Goldman Sachs. Le déclin des rendements pèsera sur les marges des banques. Or celles-ci sont déjà sous pression à cause de la faiblesse de leurs marges d’intérêt liée aux taux négatifs, et à cause de la concurrence disruptive des nouveaux acteurs de la fintech.
- La chute de la consommation et les restructurations bancaires prévisibles pourraient avoir un gros impact sur l’emploi. Les taux de chômage pourraient remonter. On assistera à une série de licenciements dans les secteurs des services, de la distribution et des banques. Ceci plombera d’autant plus la consommation. Phénomène conjoint: les grandes entreprises vont accélérer, en cette fin de cycle, la robotisation de nombre de leurs services, pour réduire les coûts. En cas de spirale déflationniste, les banques centrales n’auront plus de cartouches restantes, car elles les ont épuisées en gardant les taux très bas même durant la haute conjoncture.
En résumé, même si les valorisations des marchés financiers se maintiennent artificiellement au-delà de toute rationalité, aidées par des taux d’intérêt qui ne se normalisent plus, c’est la croissance économique qui va fatalement accuser le coup, et qui ne trouvera pas de remède monétaire, avec des taux d’intérêt déjà au plancher. Le cycle s’épuise une fois que les impôts ont été abaissés au maximum, que les taux ont été réduits au maximum, que les marchés sont montés au maximum, que tous les acheteurs sont dans le marché, que les ménages ont été endettés au maximum et ont consommé le maximum en rapport avec leur revenu et leur dette. La croissance tirée par la dette a toujours une fin de cycle abrupte, contrairement à la croissance productive et saine, qui est tirée par l’investissement et l’épargne.
En conclusion, la chute de la consommation – déjà visible – et de la croissance, le reflux des rendements, les restructurations bancaires et les licenciements dans divers secteurs cycliques vont entraîner une longue stagnation économique, qui ne pourra pas recevoir de stimulus, faute de cartouches monétaires ou fiscales supplémentaires.
Cette crise en gestation est avant tout due à une très mauvaise répartition du dernier cycle de profits. Celui-ci, au lieu de profiter au pouvoir d’achat de la masse des salariés consommateurs, a surtout servi à des rachats d’actions propres des entreprises cotées en bourse, et au versement de dividendes à leurs actionnaires. L’essentiel des profits est parti dans cette direction. D’après Goldman Sachs, les entreprises de l’indice S&P 500 ont même été les principales acheteuses de leurs propres titres en 2019 (!), investissant 480 milliards de dollars en rachats de leurs propres titres, soit beaucoup plus que les ménages, les investisseurs étrangers, les fonds de placement ou les ETF (fonds répliquant passivement les indices). Si elles ont racheté leurs propres actions, c’est pour masquer le fait que leurs bénéfices 2019 n’ont pas augmenté par rapport à 2018. Elles ont donc recouru à l’ingénierie financière: réduire le nombre de titres pour que le bénéfice par actions (BPA) apparaisse plus haut, aux yeux des investisseurs, qu’il ne n’est en réalité. Au total, les entreprises ont dépensé plus de 100% de leur cash flow libre sous forme de versements de dividendes et de rachats d’actions propres. Les hausses de salaires, quant à elles, ont représenté une part minime des gains réalisés par les entreprises. Et cela se paie déjà au niveau de la croissance. En Suisse, la progression des salaires réels ralentit depuis 2012. Les salaires nets ont même reculé ces deux dernières années. Le salariat a donc été négligé et n’a que très peu profité des bénéfices de la dernière décennie, alors même que la croissance des économies de l’OCDE repose très largement sur les dépenses de consommation. De même que la consommation reste le seul pilier réel et durable de la hausse des marchés boursiers et des marchés non cotés. Au total, de mauvais calculs de politiques économiques et monétaires, qui finiront en pertes pour l’économie élargie.
L’économie planifiée du temps de l’URSS s’est effondrée mais c’était une gageure de penser que l’on pouvait piloter depuis Moscou un territoire s’étendant sur 11 fuseaux horaires. Quelle est la gageure du système actuel ?
C’est de croire que la fluidité des échanges (la liquidité) peut être assurée alors que deux forces complémentaires contribuent à assécher le système.
D’une part le « toyotisme », la gestion en flux tendus ou juste à temps, impose une réactivité de l’instant tout le long de la chaine de valeur. Issu de l’industrie, le toyotisme s’est peu à peu étendu à toute l’économie où le moindre retard de paiement entraîne une pénalité.
D’autre part, la maximisation du profit, mais pas dans son acceptation commune (distribuer des dividendes) mais dans la maximisation de l’effet de levier (debt/equity leverage) qui a détourné les liquidités de l’économie réel au profit de la maximisation des bilans des entreprises et des banques. Résultat, l’économie réel se retrouve asséchée de liquidité et la circulation monétaire s’en trouve ralentie.
Lors de la crise des gilets jaunes, est apparu une nouvelle formule, celle du « reste-à-vivre ». Formule terrible qui signifie qu’un ménage ou un particulier, après avoir réglé ses dépenses incompressibles, se retrouve avec un montant tellement dérisoire qu’il peut choisir entre une demi pizza sans dessert ou un film sans popcorn. Cette situation provoquant un sentiment de suffocation que seule une violence nihiliste peut briser.