J’ai le plaisir de vous retranscrire ici le discours que j’ai adressé, le 27 novembre 2019, à 220 diplômés des programmes de formation continue de la Geneva School of Economics and Management (GSEM) de l’Université de Genève:
«Chers diplômés, n’écoutez pas Angela Merkel. Changez de logiciel!»
Vous êtes aujourd’hui plus de 200 à venir fêter votre expertise confirmée en comptabilité et fiscalité, en gestion comptable et financière, et en management dans différents domaines et notamment dans la santé. Félicitations!
A mi-carrière, vous vous apprêtez sans doute à prendre plus de responsabilités au sein de vos organisations respectives et à briller grâce à votre investissement avisé dans la formation continue.
Mon vœu pour vous aujourd’hui est le suivant: que vous utilisiez vos nouvelles responsabilités pour favoriser le changement de paradigme économique qui s’impose aujourd’hui dans le monde. Et que vous n’écoutiez surtout pas Angela Merkel.
Que vient faire ici la chancelière allemande, me répondrez-vous? Eh bien fin mai, Mme Merkel était aussi face à des diplômés. Mais pas à Uni Dufour. Elle était face aux étudiants de Harvard, auxquels elle a adressé un discours qui, je dois dire, m’a interloquée tant il trahissait une vision du monde dépassée et anachronique. Mme Merkel, comme d’autres dirigeants européens, n’a pas opéré de mise à jour de son logiciel, qui date de 1989. Le 9 novembre de cette année-là, il y a 30 ans, le mur de Berlin tombait. Cela ouvrait d’excitantes nouvelles perspectives et de grands espoirs de prospérité liés à l’essor du libéralisme économique et aux échanges commerciaux globalisés. La main d’œuvre, les marchandises, les services allaient enfin pouvoir circuler librement. Le monde semblait se réunifier et communier dans le triomphe du libéralisme et de ses promesses.
Si bien qu’en mai 2019, c’est tout naturellement que Mme Merkel s’inquiétait de l’état actuel du monde et mettait en garde les étudiants de Harvard contre le principal danger qu’elle identifie aujourd’hui: celui du «protectionnisme et des conflits commerciaux», qui d’après elle «menacent la liberté du commerce mondial et par conséquent les fondements de notre prospérité».
Les conséquences de 30 ans de globalisation
Fast forward à 2019, et qu’avons-nous, 30 ans plus tard? Nous héritons, et c’est indéniable, des conséquences très réelles de ces trois décennies de globalisation. Qui peut nier aujourd’hui que nous vivons le contre-coup de politiques de libéralisation débridées? Comment une des personnalités leaders de l’Europe, comme Angela Merkel, peut-elle avoir manqué de souligner ce point dans son discours aux étudiants de Harvard? En réalité, les élites occidentales ont manqué l’occasion de diagnostiquer correctement tous les mouvements populaires. La révolte des gilets jaunes a initialement été attribuée à la fainéantise et à l’absence de goût de l’effort typiquement françaises. Le vote du Brexit a été attribué aux mensonges et manipulations du peuple britannique par la frange des anti-UE. L’élection de Donald Trump aux Etats-Unis par les Américains défavorisés de la Rust Belt du centre du pays a été reliée à des manipulations russes et à bien d’autres causes, sauf la cause de fond, qui est sociale et économique.
Mais les chiffres sont là, et ils nous parlent d’une réelle dégradation économique et d’une perte du pouvoir d’achat des salariés des pays développés. Ils nous disent que les inégalités explosent dans les pays de l’OCDE. En cause: la redistribution massive des richesses vers le haut, je dis bien vers le haut, suite aux crises financières, lors desquelles les sauvetages bancaires ont conduit au surendettement des Etats et à l’austérité pour le plus grand nombre. En cause également: dix ans de politique de taux d’intérêt bas, ou négatifs, qui favorise disproportionnellement les investisseurs en bourse et appauvrit les petits épargnants, accélérant le creusement des écarts de richesses à un rythme inédit dans l’histoire. En cause aussi, le gel des salaires moyens (qui reculent d’ailleurs en Suisse depuis 2 ans), lié aux délocalisations, et au nivellement par la globalisation : le travailleur suisse est mis en concurrence avec des travailleurs à l’étranger et des travailleurs de l’étranger, ce qui entraîne une pression à la baisse sur les salaires. Enfin, est en cause la hausse du coût de la vie (assurances, logement) très mal prise en compte dans les indices d’inflation.
Les pays les plus inégalitaires polluent aussi le plus
Le paradigme post-1989 n’a donc pas fait ses preuves. Il faut accepter de le voir et de procéder à une salutaire autocritique. Comme l’expliquent les sociologues Wilkinson & Pickett dans leur ouvrage «Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous», à partir d’un certain niveau de richesse, une augmentation supplémentaire du PIB n’apporte plus aucun bénéfice supplémentaire à la population; l’enjeu ne devient plus la poursuite de l’augmentation de la richesse; seule compte alors la répartition de cette richesse. En effet, au sein de l’OCDE, les pays où on vit le mieux ne sont pas les plus riches, mais les plus égalitaires. Par ailleurs, on sait même que les sociétés les plus inégalitaires sont aussi les plus polluantes. Il est donc temps d’investir dans une meilleure qualité de vie et dans une croissance durable.
Ceci, d’autant que les politiques actuelles sont en train d’échouer là où elles étaient censées réussir, c’est-à-dire sur le plan de la croissance de la consommation. Comme la masse des salariés, y compris en Suisse, ne voit plus augmenter ses revenus depuis des années, les salariés consomment moins, et les taux de croissance des pays développés, dépendants de ce pilier essentiel, sont en train de ralentir de façon synchronisée. En Suisse, la stagnation des salaires, les hausses des primes d’assurances maladie, les conditions restrictives d’accès à la propriété, la réduction des aides sociales, les baisses de prestations des caisses de pension, freinent la croissance. Dans tous les pays développés, les effets attendus des nouveaux coûts liés aux régulations sur le climat, ces coûts qui ne sont même encore intégrés dans les modèles d’affaires, aboutissent à un ralentissement économique. Dans divers pays de l’OCDE, dont l’Allemagne et la France, le nombre de personnes en dessous-du seuil de pauvreté est en progression. Les chiffres, ultimement, sont la sanction indiscutable de ces 30 années de politique. Et encore: les statistiques nationales ne reflètent pas aussi fidèlement qu’elles le devraient la situation économique réelle.
Mettre fin au mythe d’un libre marché
En outre, dans notre démarche de repenser le libéralisme, il va falloir aussi remettre à plat l’un des mythes majeurs des dernières années, qui a du plomb dans l’aile: le mythe de la croissance de la Silicon Valley. Alors qu’on a longtemps pensé que les startups devenues des géants technologiques avaient émergé aux Etats-Unis grâce à un cadre très libéral et à la culture du libre entrepreneuriat typique de l’écosystème californien, tant vanté et imité, il est aujourd’hui attesté qu’il n’en est rien: ces géants de la tech doivent tout aux investissements initiaux des Etats et entités publiques. Google, Apple et Tesla doivent leur amorçage aux financements du département américain de l’énergie, au CERN, à la recherche du Départment de la défense, à la National Science Foundation, à des fonds de capital-risque de la CIA, de l’Université de Stanford et de l’agence DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency). Rien n’aurait été possible sans les dizaines de milliards de crédit et les investissements massifs en recherche consentis par ces entités publiques.
Ne reconnaissant pas les limites d’un libéralisme resté plus théorique que réel, Angela Merkel a donc identifié la «liberté de commerce» comme la grande priorité de notre temps face aux étudiants. Or les priorités de notre temps sont toutes autres: la sécurité de l’emploi et le pouvoir d’achat des classes moyennes et populaires, la sauvegarde du climat, une société plus égalitaire entre hommes et femmes et plus égalitaire en termes de répartition des richesses. Ces priorités-là sont celles de 2020 et au-delà !
C’est pourquoi, si je vous assomme aujourd’hui avec ces constats peu réjouissants, ce n’est pas pour vous plomber le moral, cher(e)s diplômé(e)s. Mais pour vous inciter à prendre les responsabilités du changement de paradigme afin de remédier aux conséquences de ces 30 ans, ce que je m’efforce également de faire de mon côté.
Déni des politiques et sanction des chiffres
Le protectionnisme que craint Mme Merkel n’est pas tombé du ciel. Il est venu comme CONSÉQUENCE des politiques de globalisation. Le populisme et les votes contestataires sont, de même, une CONSEQUÉNCE de la précarisation des classes moyennes et populaires. On veut attribuer le populisme quasi exclusivement à Facebook, alors qu’il faut l’attribuer à la dégradation des conditions économiques de la majorité. Si les politiciens se refusent à prendre leurs responsabilités, à nous de regarder les faits et chiffres et à en tirer les conditions qui s’imposent. Ces politiques appellent sans aucun doute possible des correctifs majeurs.
En bref, ce qu’à mon sens aurait dû dire Angela Merkel est plutôt ceci: «Après les conséquences évidentes de nos politiques, le libéralisme doit se remettre en cause et apporter très vite des solutions aux problèmes sociaux et environnementaux qu’il a engendrés». Ce que moi je vous dis ce soir: vous, chers diplômés, êtes notre chance. Soyez les forces du changement, de la remise en question et des réponses nouvelles. Mettez votre expertise et votre pouvoir organisationnel au service des remèdes nécessaires aux dérapages incontrôlés des 30 dernières années. Dans votre travail quotidien, pensez à porter non seulement une carrière, mais aussi des valeurs. Pensez en termes de responsabilité sociale, de qualité de la croissance, de durabilité, d’inclusion et de diversité. Encouragez une bonne allocation des ressources, qu’elle concerne des politiques d’égalité hommes-femmes, bénéfique pour imaginer de nouvelles approches de management, ou qu’elle concerne des politiques liées aux énergies vertes, ou tout ce qui peut améliorer le bien-être déclinant des salariés.
Ceci, pour le bénéfice de votre future retraite, et surtout pour celui des générations futures. N’écoutez pas Angela Merkel. Changez de logiciel !
Très beau discours Myret, merci.