Le silence face à la persécution de Julian Assange, le dénigrement d’une partie des médias à son encontre, relèvent souvent du mauvais calcul et de la peur. Ils en disent long sur l’état de la démocratie occidentale.
Voici donc Julian Assange, citoyen australien, homme détruit moralement et physiquement, persécuté depuis 10 ans pour avoir publié des informations véridiques, normalement protégées par le 1er amendement de la Constitution américaine. La plateforme qu’il a fondée, Wikileaks, a révélé au monde les crimes de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan, le massacre de civils, la torture à Abou Ghraib et à Guantanamo. Des informations capitales, non seulement d’intérêt public pour les citoyens américains, mais d’intérêt planétaire. Des informations qui concernent les agissements de la plus puissante armée du monde, intervenue en Irak en 2003 sur la base de mensonges d’Etat (administration Bush/Cheney), dont les actions concernent tout citoyen du monde. Des informations que seuls les plus courageux des journalistes oseraient publier, et qui donnent tout son sens à la notion de 4ème pouvoir. Julian Assange, aujourd’hui moribond et abandonné par la communauté internationale, a aussi révélé le rôle central joué par Hillary Clinton dans la guerre en Libye, qui devait constituer un prélude à la présidence de l’ex-secrétaire d’Etat de Barack Obama.
Les journalistes de grands médias, après avoir largement relayé les informations d’Assange jusqu’en 2016, se sont brusquement désolidarisés de lui, pour privilégier une approche souvent très critique. Comment expliquer ce retournement?
« Il a fait élire Trump »
La posture anti-Assange des médias s’est déclarée au moment où l’establishment s’est retourné contre lui. C’était quand la candidate malheureuse à l’élection 2016, Hillary Clinton, a réclamé qu’il soit poursuivi pour les informations qu’il a divulguées à son sujet, et au sujet des levées de fonds et collusions de la Fondation Clinton. Le parti démocrate, très mauvais perdant après la défaite de 2016, a réclamé la tête d’Assange. L’équipe de campagne d’Hillary Clinton a suggéré qu’il était responsable de l’élection de Trump, qu’il était un agent des Russes. Une partie des détracteurs d’Assange, parmi les médias des Etats-Unis ou en France, a d’ailleurs repris largement ce narratif à son compte. Estimant que l’élection d’Hillary Clinton était le scénario du « moins pire », ces pourfendeurs ont décidé qu’Assange était coupable de l’arrivée de Trump au pouvoir. N’est-il pas curieux, dans ce cas, que Trump poursuive à présent pour 18 chefs d’accusation celui qui l’aurait hissé au pouvoir? Le penchant pro-Démocrate de ces détracteurs les égare. En réalité, ce sont bien les électeurs américains qui ont élu Donald Trump en novembre 2016. D’innombrables analyses ont depuis lors attesté de la colère d’un vaste pan de la population, paupérisé après 30 ans de globalisation, tout comme le vote du Brexit attestait, six mois avant l’élection de Trump, de la colère de nombreux Britanniques pour les mêmes causes d’ordre économique et social, trop vites balayées par les partis établis. A nul moment les Démocrates n’ont pris la responsabilité de ces excès de politique économique, pas plus que le clan Bush et ses acolytes n’ont jamais eu à répondre de crimes de guerre ou de mensonges d’Etat.
Assange était un expédient fort commode. Lâché par de nombreux journalistes pro-Hillary dès 2016, le fondateur de Wikileaks a ensuite été sacrifié par l’Equateur, qui le protégeait depuis 7 ans. Dès l’arrivée du nouveau président Lenin Moreno en 2017, les conditions de séjour d’Assange à l’ambassade sont devenues de plus en plus intolérables, Moreno ne cachant pas qu’il voulait se débarrasser de cet intrus qui barrait le chemin à un accord commercial entre Quito et les Etats-Unis. En 2019, Assange est livré directement aux autorités britanniques, qui l’emprisonnent depuis lors dans les pires conditions et entravent son droit à un procès équitable. Aucune base légale ne justifie aujourd’hui son confinement 23 heures par jour, alors que sa santé se détériore très vite et qu’il pourrait mourir à la suite des formes de torture qu’il subit depuis des années. Privé de ses pleins moyens de se défendre en justice, il subirait au quotidien l’arbitraire de l’autorité judiciaire, selon le rapporteur spécial de l’Onu, qui dans sa dénonciation s’est interrogé comment une telle persécution est possible par des Etats démocratiques comme la Suède, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l’Equateur. La Russie et la Chine n’auraient donc plus rien à envier à notre partie du monde.
Les journalistes sacrifient leurs propres droits
Tout cela ne révolte pas massivement les médias occidentaux. Nombre d’entre eux se sont mêmes mués en principaux adversaires d’Assange, à partir du moment où les Etats-Unis l’ont incriminé. C’est en effet surtout dès 2018, quand le département de justice américain a émis le premier mandat d’arrêt contre Assange, qu’une partie de l’opinion a commencé à le dénigrer, le présentant comme le bourreau et non la victime, qui mérite ce qui lui arrive. A-t-on fait de nécessité vertu, parce qu’il est moins risqué de s’aligner sur la position américaine? Peut-être. Toujours est-il que, même depuis qu’Assange a été disculpé des accusations de viol proférées contre lui en Suède, des membres de la presse occidentale trouvent le moyen de justifier sa détention arbitraire et n’ont rien de spécial à redire face aux preuves de torture psychique qu’il subit, de déni de justice, d’obstruction au travail de son avocat.
Attaquer Assange, le messager, c’est attaquer les lanceurs d’alerte, mais aussi les journalistes d’investigation qui exposent les crimes des gouvernements. Chelsea Manning, l’ancien analyste de l’armée américaine qui a transmis à Wikileaks en 2010 les informations sur les crimes de guerre, mais aussi Edward Snowden, ancien employé de la CIA et de la NSA qui a révélé l’espionnage américain de masse, subissent un sort similaire, également dans l’indifférence générale, ou la peur. Mais quand les journalistes, surtout, jettent aux orties les droits des lanceurs d’alerte et des informateurs, ils sacrifient leur propre droit à divulguer des informations capitales, et nient le droit des citoyens à la vérité consubstantielle à la démocratie.
La posture critique contre Assange ne parvient pas à convaincre, face à la plus élémentaire pesée d’intérêts. On ne comprend pas très bien ce qu’on a à lui reprocher, à part le fait qu’il a contrarié les intérêts de l’Oncle Sam, et qu’il est gratuit de critiquer celui dont la tête est mise à prix. On nous explique à longueur de tweets et de commentaires Facebook que c’est un sale type, qu’il ne vaut pas la peine d’être défendu, souvent sans plus de développement. On demande alors pourquoi. On nous dit que c’est un salaud, il a fait élire Trump, il ne s’est jamais soucié de démocratie (ses détracteurs peuvent lire dans sa tête). On nous dit que ce n’est pas un journaliste, qu’il a livré les identités complètes d’espions dans des zones de guerre, les mettant en péril, qu’il manque de déontologie journalistique. Tout cela est dit naturellement sans la moindre trace de gratitude pour toutes ses informations sans prix, qui ont profité aux salles de rédactions du monde. Quant à la déontologie de l’armée américaine, surtout, on n’a strictement rien à dire. Ni sur les crimes de guerre. Ni sur l’étendue de sa persécution.
Evidemment, ces quelques arguments, répétés en boucle, ne font pas un instant le poids face à l’énormité de ce qu’Assange a révélé au monde. Examinons d’autres explications.
Pro-guerre, sans l’avouer
Une partie des détracteurs d’Assange ne veulent pas avouer qu’ils sont alignés avec les faucons américains au plan idéologique. Ce qui est leur droit, bien entendu. Fondamentalement pro-américains, ils étaient contrariés que les politiques incriminées soient dévoilées, et que l’image des USA, à laquelle ils s’identifient, soit entachée (« pour si peu »). Ils sont pour le maintien à tout prix de la supériorité occidentale, qu’importe les moyens et les horreurs des guerres. Mais comme il est inélégant d’exprimer cela de cette manière, surtout lorsqu’on se dit bien-pensant, non belliciste et démocrate, ils concentrent leurs arguments sur la disqualification d’Assange. C’est pourtant bien là l’opinion d’une partie des ennemis d’Assange, – et toute opinion a sa place -, sauf que dans ce cas elle n’est pas ouvertement assumée. Difficile de défendre des idées interventionnistes et pro-impérialistes. Ils accusent donc d' »antiaméricanisme » ceux qui propagent des informations vérifiées sur les méfaits du Pentagone, mais curieusement ils n’accusent pas d’anti-arabes ceux qui défendent les guerres du Moyen-Orient et leur lot d’atrocités. Pour eux, torture, destruction, ne sont pas particulièrement révoltants (« Toutes les guerres sont ainsi, c’est cela la guerre! »). Ce n’est au fond pas si grave pour eux tant qu’il s’agit du camp des bons et des forts, auquel ils s’identifient pleinement, qui va « libérer » des dictatures barbares, et que cela se passe très loin.
Au fil des ans, j’ai eu d’innombrables discussions sur ce sujet avec des intellectuels, journalistes, banquiers ou entrepreneurs qui adhèrent à cette vision du monde. Prompts à lâcher le reproche d' »antiaméricanisme », ils ne voient pas leur propre biais idéologique (« proaméricanisme »), nient être pour l’impérialisme et pour la perpétuation d’une domination militaire américaine, notamment au Moyen-Orient. Cependant, au bout d’un long moment de discussion, ils finissent par dire: « Oui, je suis pour la victoire de l’Occident, je veux que notre civilisation reste la plus forte, et il faut ce qu’il faut ». Ou: « Je préfère mourir avec les USA que vivre dans un monde dominé par les Russes ou les Chinois ». Leur critique d’Assange est profondément idéologique. Il est là, le fond de l’affaire. Assange est le marqueur idéologique de deux camps distincts: les pro-guerre et les anti-guerre. Ceux qui ont une distance critique face aux politiques américaines et ceux qui confondent les intérêts américains avec les leurs propres. Leur position est révélée par le fait qu’ils n’ont absolument rien à dire, encore une fois, sur les crimes de guerre américains, ni sur la persécution d’Assange. Reprenant à leur compte le discours gouvernemental, ils n’estiment pas justifié que les USA assument des responsabilités pour leurs agissements, puisqu’eux les plébiscitent. Et tandis qu’ils n’ont jamais le moindre mot de condamnation des guerres, tout change dès qu’il s’agit d’Assange: soudain, ces faux indifférents ont des opinions, du « courage » (sans nul danger), un « esprit critique » (sans nul risque). Assange est un salaud, il n’a pas d’éthique journalistique, il maltraitait son chien, il a un sale caractère…. et comme il est malheureusement avéré qu’il n’est pas un violeur, les arguments doivent aller gratter ailleurs. L’art de s’aligner sur le plus fort, sans le dire clairement. Et de démissionner en tant que contre-pouvoir.
La Suisse défendra-t-elle ses principes, ou ses intérêts?
Il y a aussi ceux qui ont peur. Peur de leur employeur, de ne plus pouvoir se rendre aux USA sans être inquiétés (on ne sait jamais), et cela se comprend. La chasse menée à l’encontre d’Assange est glaçante. Le signal donné est terrifiant et lourd de sens. On n’est plus sûr de ce qui peut advenir, même en… démocratie.
La Suisse tente actuellement un acte courageux, qui a toutefois peu de chances d’aboutir. A Genève, le Grand conseil (parlement cantonal) a voté pour un visa humanitaire pour Assange. Seul le Parti libéral radical a voté en bloc contre l’initiative, qui vient des verts, de la gauche, de l’UDC. Mais où sont les libéraux, dans une bataille pour les libertés? Se dire libéral et défendre des politiques de répression est de mauvais aloi. C’est le moment de se lever pour défendre des principes cardinaux de la civilisation occidentale, qui vont bien au-delà du sort d’un seul homme, et dont dépendra le siècle à venir. Rien de moins.
La Confédération aura le dernier mot sur la proposition genevoise de visa humanitaire pour Assange. Il est peu probable qu’elle suive Genève: en 2016 déjà, répondant à une interpellation UDC au parlement suisse visant à offrir l’asile à Assange, la Confédération a déclaré «la Suisse se doit d’établir des priorités en fonction de ses intérêts, de sa marge de manœuvre, de son levier d’influence et de ses ressources», refusant d’y donner suite. Avec ce raisonnement, les nombreux pays qui ne prennent pas position cessent de défendre des valeurs qui engagent plus qu’eux: l’humanité. La démocratie mérite mieux que cela.
Ce que signifie « être leader du monde libre »
Le meilleur coup que pourraient réaliser les Etats-Unis? Ce serait de gracier Assange. Et de récupérer ainsi leur place – passablement abîmée – de « leader du monde libre », qu’ils sont en train de perdre. On verrait l’Amérique des libertés, celle imaginée par les pères fondateurs et le président Woodrow Wilson, que nous chérissons, renaître de ses cendres. Cette Amérique qui nous a tous motivés à nous élever pourrait à nouveau rayonner. Et en prime, se permettre de donner des leçons à la Russie et à la Chine, à condition de réactiver une Pax Americana qui a caractérisé son âge d’or. Cela oui, serait défendable. Peut-être n’est-il pas trop tard?