Le cas du fondateur de Wikileaks trahit de manière implacable les rapports de force qui régissent les relations internationales, derrière un légalisme de façade.
Julian Assange, fondateur de Wikileaks, qui a révélé les bévues de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan, puis les e-mails de Hillary Clinton en 2016, est actuellement détenu et jugé à Londres. Un procès qui peut aboutir à son extradition vers les Etats-Unis, où il est visé par 18 charges, dont les violations de l’Espionnage Act, passibles de 175 années de prison. Les années qui ont mené à ce procès ont constitué un cas d’école en matière de procès politique: déni de procès équitable, torture psychologique attestée par l’Onu et plusieurs psychiatres, application de la loi U.S. sur l’espionnage puis rétractation mais refus d’appliquer le 1er amendement de la Constitution américaine, l’arbitraire semble avoir investi la justice occidentale comme jamais et la séparation des pouvoirs ne semble plus garantie. Le cas Assange, empêché d’assurer correctement sa défense, poussé au bord du suicide selon un psychiatre, restera comme le plus triste symbole du grand délabrement des institutions démocratiques d’après-guerre.
Alors que plusieurs décennies de politique étrangère américaine ont révélé le retour brutal de la Realpolitik aux dépens du multilatéralisme (qui n’aura été qu’une parenthèse, voire une aspiration théorique), le cas du fondateur de WikiLeaks achève de nous interroger: mais au fond, y a-t-il jamais eu un système international où les grandes puissances ont joué correctement le jeu du droit international, accepté les critiques sur leurs politiques exposées au grand jour, respecté les positions de l’Onu ou de la Cour pénale internationale, et où la légitimité reposait sur une large approbation de la communauté internationale? Ou n’y a-t-il jamais eu qu’un multilatéralisme de façade, sous-tendu par des manœuvres bilatérales basées sur les rapports de force, les pressions, le chantage, l’ingérence dans les affaires intérieures d’autres pays, les politiques déloyales et secrètes, les guerres sales, l’intervention massive de l’espionnage et des services de renseignement?
Ecouter Julian Assange à ce sujet est aussi édifiant que lire les câbles diplomatiques qu’il a publiés. Les analyses du fondateur de Wikileaks jettent une lumière crue sur l’état véritable des relations internationales et en particulier sur le comportement de pays comme les Etats-Unis ou la Grande Bretagne. Nous avons résumé la discussion qu’il a eu, dans une vidéo le montrant avec son avocat Juan Branco, datée du 19 mars 2016 et publiée seulement ce novembre 2020. En mars 2016, il était encore enfermé dans l’ambassade d’Equateur. A cette époque, il s’efforçait de continuer à faire son travail d’investigation alors qu’il était entouré d’une intense opération de surveillance, sur laquelle le Royaume-Uni a dépensé 12 millions de livres sterling, témoigne Assange dans la vidéo. «L’équivalent du salaire de 154 policiers à plein temps», souligne-t-il. A l’extérieur, le bâtiment était entouré de caméras espion hi-tech télécommandées, tandis que des accords entre le gouvernement britannique et la chaîne de magasins Harrods a permis d’installer des appareils de surveillance sur les bâtiments faisant face à l’ambassade. Ses communications électroniques étaient par ailleurs surveillées par la France. «Travailler dans ces conditions est infiniment plus facile que si j’étais dans une prison américaine, enfermé à vie, sous sécurité maximale», déclare-t-il dans cette vidéo de 2016 avec un relativisme humoristique.
Dans la vidéo, il commence par revenir sur les publications importantes qu’a faites Wikileaks à propos de l’espionnage de la France par la NSA, qui incluaient l’espionnage du président François Hollande mais aussi de précédents chefs d’Etat français, ainsi que les services économiques du gouvernement français, et les services des affaires étrangères. La révélation la plus significative, selon Assange, était que la NSA avait été chargée par le directeur du renseignement américain d’intercepter tous les contrats français valant plus de 100 millions de dollars. Tous les contrats. «On ne parle pas de l’interception de contrats militaires français, ce qui aurait pu relever de la protection authentique de la sécurité nationale américaine, mais on parle de contrats en lien avec l’industrie pharmaceutique, ou avec l’énergie verte, souligne Assange. Cela veut dire que l’administration US considérait que les énergies renouvelables allaient devenir un secteur stratégique, et voulait décrocher ces contrats avant la France». Or Julian Assange s’étonne de voir à quel point «les services secrets français ont échoué à protéger François Hollande, ou Chirac, ou de nombreuses entreprises françaises, contre l’espionnage américain».
Le plus curieux selon lui est que, face à une révélation de cette envergure sur l’espionnage de Hollande, les services secrets français ne soient à aucun moment venus demander plus d’informations à WikiLeaks. Comment se fait-il qu’ils aient à ce point manqué de curiosité, s’interroge-t-il, alors qu’il s’agissait de protéger Hollande, ainsi que l’économie française? «On peut penser qu’ils savaient déjà tout, mais ce n’est pas vrai car nous conservions des documents offline sur l’espionnage américain du gouvernement français, et savions qu’ils ne les avaient pas en leur possession. Alors, soit ils sont complètement incompétents, soit ils ont pris une décision politique de ne rien avoir à faire avec WikiLeaks, d’accepter le coût de l’espionnage, de ne pas défendre France, plutôt que de risquer de contrarier les Américains en nous parlant. Cela en dit long sur la relation entre les USA et la France». Pour Assange, cela révèle une faiblesse de la France lorsqu’il s’agit de défendre son intégrité nationale. Certes, conçoit-il, «la France doit faire des compromis, des pesées d’intérêts; mais renoncer totalement à obtenir des informations sur comment Hollande est espionné démontre une faiblesse politique (de la part de Hollande) et des services de renseignement français. Je sais toutefois que les services de l’Hexagone sont bons au plan opérationnel; je pense donc que le problème vient bien des politiques».
La discussion se poursuit ensuite sur la faible autonomie de la France vis-à-vis des Etats-Unis. «Jusqu’à Chirac, la France parvenait encore à défendre une certaine autonomie, puis Sarkozy et Hollande n’ont pas su la conserver», note-t-il. La Suède est dans la même situation vis-à-vis des Etats-Unis, estime Assange: le premier ministre Fredrik Reinfeldt, qui a bloqué Assange pendant 5 ans avec des poursuites en Suède, a ensuite obtenu un poste de conseiller chez Bank of America. La même Bank of America qui a engagé trois agences privées de renseignement pour espionner WikiLeaks, les pirater, créer une campagne de désinformation à leur sujet, relayée par le Département de Justice américain. «Il est amusant de constater – et c’est assez ridicule -, qu’après le niveau de premier ministre d’un Etat comme la Suède, le prochain niveau de votre carrière est de travailler pour Bank of America, c’est donc un poste plus important que la Suède», ironise Assange.
Si des Etats comme la France, la Suède et bien d’autres peinent à conserver leur marge de manœuvre face aux Etats-Unis, les institutions internationales sont dans la même situation, constatent Assange et Juan Branco. A l’instar de la Cour pénal internationale (CPI), la première cour permanente destinée à juger les cas d’abus de droits humains de par le monde, minée dès le premier jour par les Etats-Unis. Des câbles ont révélé les efforts américains considérables pour se mettre hors d’atteinte de la Cour pénale internationale (CPI) dès sa création en 2002. Un sujet auquel Juan Branco a consacré un livre qu’il cite dans la vidéo, «De l’affaire Katanga au contrat social global: Un regard sur la Cour pénale internationale».
A nouveau, un constat assez glaçant. Les Etats-Unis n’ont jamais adhéré à la CPI ni reconnu sa juridiction sur des citoyens américains. Sous George W. Bush, l’objectif était de faire signer aux différents pays un engagement de dispenser les citoyens américains de poursuites devant la CPI. «Les Etats-Unis sont allés voir chaque pays dans le monde, excepté peut-être la Corée du Nord, et ont essayé de leur faire signer un accord bilatéral secret, les ‘Article 98 Agreements’, selon lequel les procédures de la CPI ne s’appliqueraient pas si la personne venait des USA, ceci en appliquant une politique du bâton et de la carotte», souligne Assange. C’était la façon des USA de gérer la question de la CPI. Ils ont réussi à faire signer ces conventions secrètes à un certain nombre de pays, mais ils ont aussi rencontré de fortes résistances chez beaucoup d’autres, même des micro-Etats qui leurs sont acquis, comme Bahreïn. Quand des pays prétextaient une période électorale ou des risques d’impopularité, et voulaient reporter la signature, les USA appliquaient le bâton, en les excluant de divers types d’entraînements militaires communs par exemple.
Au final, explique Juan Branco, la Cour a fait la seule chose qu’elle pouvait faire. «Pour avoir le soutien des Etats-Unis, elle a refusé d’enquêter sur l’Irak, sur l’Afghanistan, sur les territoires palestiniens. Cela lui a gagné le soutien américain mais a fini par miner sa légitimité auprès de tous les autres Etats. La CPI, qui ne peut s’en prendre à aucun Etat occidental ni à Israël – qui s’y est fortement opposée aussi – s’est alors concentrée presque exclusivement sur les pays d’Afrique. Une cible facile, qui a rendu son action déséquilibrée et contestée, consacrant sa perte de légitimité».
Au final, poursuit Branco, sans même que la CPI ait jamais poursuivi un pays occidental, car elle ne pouvait pas en réalité le faire politiquement, la seule idée qu’elle puisse le faire a suffi à créer à son égard une froideur de toutes les puissances. La Cour était attaquée par des Etats et craignait sans cesse une guerre des Etats contre elle.
Si bien que «le facteur clé qui a motivé son action, était que la CPI craignait de paraître impuissante, poursuit Branco. Plutôt que d’avoir des mandats qui ne seraient pas exécutés et qui humilieraient la Cour, celle-ci a préféré avoir très peu de mandats, contre des individus qui seraient à coup sûr arrêtés par les Etats. Le fait qu’ils n’étaient que des adversaires des pouvoirs en place n’allait pas permettre de résoudre la situation ou limiter les crimes. Et donc faire la justice, protéger les populations, était devenu secondaire pour la CPI, derrière un autre but, celui de donner une illusion de pouvoir, d’assurer la survie de l’institution elle-même».
Un fonctionnement qui résume à lui seul le simulacre qu’une bonne partie des institutions internationales auront été depuis la Seconde guerre mondiale : des promesses de coopération et d’un jeu loyal entre pays, quand les véritables accords se concluent en coulisses, et en bilatéral. C’est tout l’échec du système international : il n’existe pas de justice internationale en dehors de celle des Etats individuels, et celle-ci est calibrée au poids (essentiellement militaire) des forces en présence. Personne ne le sait mieux qu’Assange, lui qui risque de se voir extradé vers les Etats-Unis et emprisonné à vie, pour avoir révélé au monde ce triste état de choses.